Préambule
Ça fait déjà longtemps que je m’interroge sur les liens entre la théorie roliste et ses applications pratiques. C’est d’ailleurs une des raisons qui m’ont poussé à lancer un podcast sur le jeu de rôle : les Voix d’Altaride[1]. Je suis très loin d’être un expert en théorie rôliste, j’ai lu quelques articles, écouté beaucoup de podcasts, eu de longues conversations passionnantes avec des rôlistes bien plus au fait de ces choses que moi et j’ai même entrepris quelques discussions sur les réseaux sociaux ou les forums à ce sujet.
Pourtant je reste en partie sur ma faim. Ou plutôt je restais sur ma faim jusqu’à ce que deux éléments se mettent finalement en place. Premièrement une discussion passionnante avec Frédéric Sintes[2] à propos de ce qu’il nomme la compensation et la catalyse en jeu de rôle (sur les ateliers imaginaires[3], [4]). Deuxièmement une discussion avec Eugénie[5] sur la façon dont l’approche de la grammaire du jeu de rôle de Vivien Féasson[6] l’avait conduite à entreprendre un article sur “Joueur l’impact” au cours d’une partie de jeu de rôle.
Satanée Eugénie, ça fait deux fois au moins qu’elle bouleverse mon univers rôliste par ses réflexions. Concéder, Jouer l’impact, deux pratiques que vous ne lirez pas dans les bases de jeu de rôle, ou du moins que je n’y ai pas trouvé après 25 ans de jeu quasi-ininterrompu. Je veux bien croire que je suis particulièrement bouché et que ce que j’aborde ici est finalement bien évident pour nombre de rôlistes. Toujours est-il que prendre conscience de ces principes fait le plus grand bien à ma pratique de joueur.
Le geste du technicien
Depuis que j’ai quitté l’université et que j’enseigne en filière technique, j’ai appris l’importance du geste pour un technicien. Qu’il soit chimiste ou pâtissier, les deux domaines manuels que je connais le mieux, maîtriser le bon geste est primordial. J’appelle un geste une succession de mouvements raisonnés effectués presque sans y penser pour mener à bien une tâche précise : effectuer un dosage à la burette, incorporer les blancs en neige à une mousse au chocolat, singer la viande d’un bourguignon pour préparer sa sauce.
Les gestes peuvent être très techniques ou très simples. Ils peuvent être basés sur des principes théoriques, empiriques, ergonomiques ou même tout simplement traditionnels. Mais ces gestes ne sont pas des règles, ils ne sont pas figés. D’une part le geste doit être adapté à l’activité en cours, au matériel disponible, à la qualité des ingrédients et parfois même la météo (c’est anecdotique, mais essayez de faire des macarons par temps humide…). Pour réaliser un geste correct vous devez prendre en compte la situation et ajuster ce que vous avez répété assez souvent pour que cela devienne automatique. D’autre part les gestes évoluent au cours du temps sous l’influence de nombreux facteurs.
Il y a une forme de beauté dans un geste bien fait, une élégance intrinsèque pour qui s’y penche. Loin d’être un parent pauvre de la théorie, le geste possède sa propre valeur.
Le geste rôliste et les règles du jeu
Quel rapport avec le jeu de rôle me direz vous ? Concéder, Jouer l’impact sont en passe de devenir pour moi des gestes de mon arsenal rôliste. Ce ne sont pas des règles. Ils ne peuvent pas être figés dans un cadre théorique qui ignorerait la situation dans laquelle on les utilise. Mais ils ne sont pas non plus indépendant de la théorie, parfois c’est la théorie qui va inspirer un geste rôliste, ou le faire évoluer.
Les règles du jeu ont un impact sur ces gestes, elles disent quand on doit les utiliser et quelle en est la portée. Elles délimitent l’étendue en disant ce qu’on a le droit de faire ou ce qu’on a pas le droit de faire avec ces gestes. Mais elles ne disent pas exactement comment on doit les réaliser, même si cela peut être présent dans des paragraphes de “conseils aux joueurs”.
Dans une base de jeu de rôle je peux donner des conseils pour réaliser un geste comme “décrire une action longue”. Je peux expliquer qu’il faut prendre en compte son auditoire, qu’on peut penser à faire intervenir la météo pour renforcer l’immersion, qu’on peut moduler le volume de sa voix pour donner du rythme au récit, que faire intervenir des éléments déjà utilisés par les autres joueurs permet de contribuer à bâtir un univers commun. Mais j’aurai bien du mal à fixer ces éléments sous la forme de règles sans proposer une expérience de jeu qui se bornera à suivre une procédure rigide.
Et mon expérience des procédures écrites (en laboratoire, en cuisine, en jeu de rôle) tendrait plutôt à m’indiquer qu’elles ont tendance à mentionner les gestes, à les cadrer et parfois les définir mais rarement à se passer des les utiliser, d’autant moins qu’on augmente le niveau de complexité de la tâche à réaliser. Si le geste c’est « éplucher une pomme », la recette dira : épluchez vos pommes. Mais elle ne dira pas : “prenez votre pomme dans votre main droite, glissez votre couteau entre la peau et la chair et découpez sur toute la surface de la pomme pour enlever toute la peau. Coupez ensuite la queue, coupez les pommes en deux par le haut et prélevez les pépins.”
Etablir un contrat social : un geste rôliste
Prenons un autre exemple de geste rôliste : établir un contrat social. La théorie forgienne nous apprend que nous, joueurs, ne cherchons pas tous la même chose au sein d’une partie de jeu de rôle. Pour jouer ensemble, il faut se mettre d’accord sur un certain nombre d’éléments qui permettront de faire le lien entre les joueurs pour qu’ils puissent profiter ensemble de l’expérience d’une partie de jeu de rôle. Si les jeux forgiens proposent une expérience hyperfocalisée de manière à ce que ce contrat soit souvent inclus dans les règles. Ce n’est pas le cas de tous les jeux, en particulier les jeux traditionnels. Pourtant ou peut-être parce que les règles ne l’imposaient pas, aucune des campagnes de L5R, de Vampire ou de ces autres jeux des années 90 ne commençait sans que nous nous ne mettions d’accord sur quelques points. Par exemple : “on joue roleplay, des membres de la même famille, plutôt enquête occulte que baston et sans se taper sur la gueule entre nous”.
Ces jeux ne proposaient aucun contrat social clair, laissant les groupes de jeu faire leur choix, sans leur préciser qu’il fallait en faire un. C’est là que le geste rôliste intervient : un de nos gestes était d’établir un contrat social. Et c’est un geste que je peux transmettre facilement en l’expliquant autour de ma table. Selon les tables de jeu, ce geste va se transformer, il peut devenir implicite parce qu’on se connait bien, il peut être réparti sur plusieurs parties. Le contrat établi peut être rigide histoire d’être sûr de jouer ensemble ou assoupli pour élargir les expériences. Et ce contrat peut être renégocié au cours des parties.
Mais peut-être que ce n’est tout simplement pas l’intérêt de ces jeux. Quand Vampire arrive dans mon paysage ludique, la seule proposition claire que j’y vois c’est : “On va jouer des vampires à la Anne Rice, dans un monde gothique glauque, qui se débattent contre la perte de leur humanité”. Je suis bien loin de l’intrigue politique, ou du jeu de super-héros. Pourtant Vampire la Mascarade permet de faire les deux, et bien d’autres choses encore. Ce que me proposait le Monde des ténèbres c’était de me centrer sur les personnages plutôt que sur leur environnement, en me laissant libre du contexte dans lequel je pouvais faire évoluer ces personnages. En apprenant à focaliser notre expérience de jeu à travers un contrat social qui pouvait évoluer, nous avons appris à profiter de ces jeux.
Compensation et catalyse
C’est en partie ce que le glossaire imaginarien[4],[7] nomme “compenser”. Le jeu ne le précise pas, donc les joueurs doivent compenser, clarifier la démarche créative du jeu ou simplement compléter le jeu pour qu’on puisse y jouer. Même si le terme n’a pas vocation à être péjoratif, il l’est souvent de fait. Parfois à juste titre d’ailleurs, quand un jeu mal fait ne peut être pratiqué sans de réels ajustements : pour prendre un exemple trivial changer les règles d’échec critique du système storyteller de Whitewolf n’est pas un geste, c’est véritablement une compensation pour éviter une contradiction entre les règles et l’univers du jeu. D’ailleurs parmi ces nombreuses parties que j’évoquais plus haut, pas une ne commençaient sans cette question : “on gère comment les échecs critiques ?”.
Dans d’autres cas, compenser implique de dévier de la démarche développée par le jeu en se substituant à l’auteur du jeu. Dans le cas de jeux très clairs, très bien développés, on peut facilement comprendre qu’à moins que le joueur qui compense ne fasse un vrai travail de gamedesign, il risque d’affaiblir l’expérience proposée par le jeu.
En parallèle de la compensation on peut pratiquer un jeu selon un mode différent, que Frédéric Sintes définissait sur les ateliers imaginaires comme étant catalyser : jouer dans le sens de la démarche créative soutenue par le jeu pourvu que le jeu propose une démarche claire. C’est un mode différent de la compensation, mais qui implique lui aussi que le joueur adopte certains comportements adaptés au jeu, qui peuvent d’ailleurs être décrits dans le jeu lui même.
Parfois, pour compenser ou catalyser, il ne faut rien d’autre que l’application d’une pratique, d’une façon de jouer qui n’est pas codée dans les règles mais qui apporte au jeu et qui dépend de la partie elle-même, des conditions dans lesquelles elle se déroule, ou de qui sont les participants. Je pense que dans ces cas là nous devrions parler de gestes rôlistes.
Le geste rôliste semble pouvoir conduire à des compensations positives, qui enrichissent l’expérience de jeu pendant les parties, ou négatives, qui l’affaiblissent ou même à un jeu en catalyse. Le geste lui-même n’est donc pas à l’origine de ces situations de compensation/catalyse, c’est plutôt l’interaction entre le geste et les règles du jeu (au sens le plus large possible) qui peut générer des effets positifs comme négatifs sur une partie de jeu de rôle. Nous étudierons ces interactions dans un autre article.
Quelques gestes rôlistes
C’est bien beau me direz vous, mais tout ça manque d’exemple de gestes ! Voici d’abord ceux que j’ai déjà cités ici :
Quels autres gestes pouvons-nous imaginer ? Voici une liste dressée avec Julien Delorme[10] pour explorer le concept.
Gestes de joueur
Gestes d’interprétation
Gestes de narration
Si on examine certains de ces gestes potentiels, on remarque que des questions ou de remarques se dégagent facilement.
Et pour finir, parce que je pense qu’ils existent aussi, voici un geste technique :
Découvrons, mettons en évidence et perfectionnons nos gestes. Transmettons les, enseignons les et acceptons de les faire évoluer que ça soit sous l’influence de l’expérience ou de la théorie !
Un petit exercice pour la route, prenez une recette de cuisine et essayez de l’appliquer sans aucune connaissance des gestes nécessaires pour la réaliser, juste avec ce qui est écrit. Oubliez les recettes jargonnantes, qui parlent de singer la viande, de macaronner la meringue avec le tant pour tant… Prenez cette recette simple, exécutez la, regardez le résultat et demandez vous pourquoi sur la photo ça a l’air génial et que dans votre assiette pas si génial que ça (la plupart du temps hein, peut être que vous avez l’instinct ou l’expérience qui vous permettent de réussir du premier coup). Qu’est-ce qui manque à la recette pour que n’importe qui puisse la réaliser du premier coup ?
Maintenant prenez un bouquin de jeu de rôle, et faites une partie. Vous voyez ce que je veux dire ?
Notes
[2] http://www.limbicsystemsjdr.com/
[3] http://lesateliersimaginaires.com/
[4] et cette discussion des ateliers imaginaires
[5] https://jenesuispasmjmais.wordpress.com/
[6] http://www.vivienfeasson.com/articles/
[7] http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/compenser/
[8] https://jenesuispasmjmais.wordpress.com/2015/06/16/conceder-1/
[9] https://www.cendrones.fr/voix-daltaride-12-le-contrat-social/